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Annabel - Kathleen Winter


Un pont entre deux sexes


C'est bien sûr son sujet singulier qui m'a décidé à lire 'Annabel'. Et le sujet, je l'ai découvert grâce à la couverture du roman, qui est paradoxalement aussi la raison qui a failli me faire reposer le roman dans le rayon de la librairie. En effet, autant elle a attiré mon attention (bravo le marketing !), autant cette photo de garçon androgyne est désagréablement racoleuse. Elle illustre pourtant sans détour le thème principal du bouquin de Kathleen Winter : l'hermaphrodisme.

Dans une petite ville du Labrador (Canada), une femme donne naissance à un bébé qui présente les attributs physiques des deux sexes. Le père décide que ce sera un garçon et qu'il s'appellera Wayne. L'amie la plus proche du couple, et la seule au courant, s'adressera à lui en secret par le prénom d'Annabel, celui de sa fille disparue ...

S'ensuit pour Wayne-Annabel un parcours qu'on imagine particulier et difficile dans un Canada des années soixante-dix et quatre-vingt où les habitants au quotidien peu frivole et aux mœurs pudiques sont à l'image de la rudesse d'une région aux paysages encore vierges. L'atmosphère du Labrador, ses forêts, ses lacs, ses rivières et sa faune est de loin ce qu'il y a de plus beau dans le roman. On imagine l'écrivaine connaître parfaitement les espaces du grand nord pour décrire avec autant de poésie, sa beauté, son enchantement et par dessus tout le lien magnifique qui unit la nature à ses habitants et en particulier aux trappeurs qui s'en vont chasser pendant plusieurs mois chaque année sans revenir dormir le soir chez eux et ainsi subvenir aux besoins de leur famille. Le sujet de l'intersexualité, lui aussi, est abordé avec subtilité et grâce, même si cette partie du récit a apporté un bémol au plaisir de ma lecture. En effet, autant je suis parvenu, grâce à l'écriture pleine d'évocation de Kathleen Winter, à pénétrer le ressenti des parents face à un enfant différent, autant je n'ai pas été convaincu par le personnage de Wayne lui-même dont la palette des sentiments est finalement assez peu exploitée. Il semble traverser les épreuves et vivre ses moments de joie avec une sorte de stoïcisme, comme s'il était peu touché par ce qui lui arrive. En tout cas, il garde ses émotions pour lui alors que la narration adopte pourtant souvent le point de vue du garçon-fille. C'est apparemment un parti pris de l'auteur tout à fait légitime afin d'éviter un excès de pathos, mais qui met le lecteur un peu de côté et l'empêche ainsi d'avoir de l'empathie pour Wayne.

Malgré cela, le premier roman de Kathleen Winter vaut largement le détour pour l'esthétisme de son écriture et le destin captivant d'un être à part dans nos sociétés. Un accouchement sur 83000, d'après le roman, donnerait la vie à un petit être aux attributs ambigus. Mais qui en a consciemment déjà croisé un au cours de sa vie ?
 

Collection 10-18 - page 220


Wayne relève son T-shirt orné du logo Transport héliporté trans-Labrador. Ses seins évoquent des abricots au sirop  affleurant à la surface d'un bol de crème. Pas le moindre éclair de surprise ou d'inquiétude ne trouble les traits du Dr Lioukras. Le médecin observe la poitrine de Wayne comme si c'était la poitrine de garçon la plus normale du monde. C'est ce qui fait que Thomasina apprécie cet homme. Elle-même serait incapable de regarder directement la poitrine de Wayne sans que celui-ci devine aussitôt qu'elle y voit un problème grave, attristant. Quand le Dr Lioukras regarde les seins de Wayne, il y voit la même beauté qu'il verrait sur le corps de n'importe quel adolescent, garçon ou fille. Comme s'il regardait des abricots pousser sur leur arbre, exactement à la place qui est la leur.

Commentaires

  1. J'ai énormément aimé ce roman, l'écriture est très belle comme tu le dis et le sujet traité avec justesse et pudeur. J'ai par contre ressenti beaucoup d'empathie pour Wayne même si Treadway est cleui qui m'a le plus touchée.

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  2. Salut, on ressent Treadway (le père) plus que Wayne, j'ai trouvé. C'est juste un bémol à ce roman remarquable. @+

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