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Les âmes grises – Philippe Claudel


Zone sinistrée

" Les salauds, les saints, j’en ai jamais vu. Rien n’est ni tout noir, ni tout blanc, c’est le gris qui gagne. Les hommes et leurs âmes, c’est pareil … T’es une âme grise, joliment grise, comme nous tous …" (page 134).
Ce roman est davantage une ambiance qu’une intrigue. Il fait le portrait d’une petite ville lorraine toute proche du front en pleine première guerre mondiale. Les personnages ne sont pas des héros mais des « âmes grises », paysans ou bourgeois, petites gens ou notables, quotidiennement partagés entre le bien et le mal. Est dépeint un monde maussade, boueux, glauque comme l’état d’esprit du narrateur, policier de son état, qui traine son drame personnel comme un boulet au pied. Cet homme qu’on découvre par petites touches au début, puis de plus en plus, s’intéresse à « l’Affaire », le meurtre d’une petite fille, beauté en devenir, retrouvée sans vie au bord du canal. Est-ce quelqu’un du coin ou un soldat de passage qui l’a étranglée ?

Je découvre Philippe Claudel avec ce roman qui reçut le prix Renaudot en 2003. L’écrivain possède une superbe écriture, pleine de sentiments et de poésie déprimée, qui rive littéralement le lecteur (au risque de l'écoeurer aussi) à cette histoire bien sombre, à ce bout de territoire aux habitants revêches et souvent sordides qui donnent l’impression de survivre plutôt que de vivre et envers lesquels on ressent une compassion un peu dégoûtée (exceptés le juge et le colonel qu’on a juste envie de clouer au pilori). Les rumeurs de la guerre sur la ligne d’horizon, la proximité de son horreur pure, ses convois de patriotes morts, estropiés, traumatisés exacerbe la noirceur d’un roman fort et saisissant. La fin est, à ce titre, splendide. 

Le Livre de Poche –page 243

Le livre à la main, je suis allé de chambre en chambre. Il y en avait. Toutes se ressemblaient au fond. C’étaient des chambres nues. Ce que je veux dire, c’est qu’elles avaient toujours été nues, qu’on les sentaient délaissées, sans souvenirs, sans passé, sans écho. Elles avaient la tristesse des objets qui n’ont jamais servi. Il leur avait manqué un peu de bousculade, quelques écorchures, un souffle humain contre leurs vitres, le poids de corps lourds et fatigués dans leurs lits à baldaquin, des jeux d’enfants à même les tapis, des coups contre leur portes, des larmes perdues dans leurs parquets.

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