Tirer le fil
Autobiographie d'un immeuble ... drôle de formulation, comme si l'immeuble en question, situé tout en haut de la rue Saint-Maur à Paris, prenait la parole pour parler de lui. C'est pourtant l'esprit de ce récit mis en mots par Ruth Zylberman qui nous explique qu'elle a choisi l'adresse presque à l'aveugle parmi la longue liste de lieux répertoriés pour avoir connu l'horreur de la déportation d'enfants juifs pendant l'occupation allemande.
Après avoir fini le livre, je me suis logiquement précipité sur le documentaire Les enfants du 209 rue Saint-Maur qui, pour le coup, se concentre vraiment sur ces enfants déportés ou rescapés. J'avoue avoir été un peu déçu car le livre est infiniment plus riche. Il raconte de A à Z la longue et patiente enquête que Ruth Zylberman a mené pour redonner vie à cet immeuble et aux familles qui y ont vécu de sa construction au 19ème siècle jusqu'aux années 2010. Il en dit beaucoup sur ce quartier populaire et raconte la grande Histoire par le petit bout de la lorgnette, notamment celle passionnante de la Commune de Paris en 1871. On prend conscience aussi des différentes phases d'occupation des quatre bâtiments : les artisans des premières heures, les Juifs d'Europe de l'est dans les années 1920-1930, puis l'arrivée des Portugais, Algériens et autres populations immigrées qui cohabiteront dans un immeuble assez insalubre jusqu'à l'installation de populations gentrifiées dans les années 2000 qui rénoveront le lieu et en feront un lieu de relative mixité sociale.
Mais en effet, le point d'orgue de cette enquête minutieuse, c'est bien sûr le drame qui se dévoile à mesure que se déroule le fil que l'écrivaine tire avec patience, le récit édifiant de l'occupation allemande et de ses conséquences. Toutes ces familles juives terrifiées, cloîtrées pour espérer échapper aux rafles, amputées de leurs membres. Les témoignages bouleversants de ceux qui ont échappé à la déportation ou qui en sont revenus (la vie dans les camps n'est pas évoquée), ceux saisissants des autres occupants de l'immeuble qui ont aidé, parfois dénoncé.
Le documentaire se focalise sur ces événements majeurs et en même temps survole un sujet que le livre décortique en profondeur d'une belle et évocatrice plume qui rend palpable l'émotion des protagonistes, y compris celle de l’auteure . Pour autant, rien ne vaut les visages d'Odette, Berthe, Albert, Henry, Jeanine ou encore René et leurs réactions en images. Le documentaire est là pour ça.
On reste stupéfait par l'ampleur du drame au niveau d'une seule adresse, par l'idée qu'on n'aperçoit du 209 rue Saint-Maur que la partie émergée de l'iceberg. On se pose la question qu'on ne s'était jamais posée : s'est-il passé quelque chose de semblable dans son propre immeuble ? Quant à tenter de visualiser le drame à l'échelle d'une ville, d'un pays ou d'un continent, ça dépasse l'entendement.
Points - Arte Editions - page 114
Je ne suis pas dupe de mon obsession pour le sort du petit garçon... Ma mère est née le 9 mai 1939, un peu plus d'un mois après lui. Elle a été déportée au camp de Ravensbrück à l'âge de 5 ans en juillet 1944 et libérée du camp de Bergen-Belsen, avec sa mère et sa sœur, en avril 1945. S'il avait vécu, Daniel aurait peut-être eu un fils ou une fille de mon âge, occupé, comme je le suis, à d'absconses recherches ou alors à tout autre chose, mais vivant en tout cas, déambulant comme je le fais dans Paris. Et quand je marche, ces fantômes d'enfants jamais nés, mes contemporains invisibles, me suivent pas à pas - Daniel est comme le reflet négatif du hasard qui a valu à ma mère de survivre, si petite encore, à sa déportation, ce hasard miraculeux qui a irradié ma propre vie et lui a donné son poids, son incertitude et son prix.
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